Chat G


En 1959, en guise de postface à son ouvrage Coréennes publié aux édition du Seuil, Chris Marker proposait la lettre suivante:

"(lettre au chat G.)*
 
 —Non, chat G., je n’aborderai pas les Grands Problèmes. Ceux-là ne manquent pas de bras, reportez-vous à votre journal habituel. Si j’en parlais, ce serait à la manière d’Henry  V : “Un orateur n’est qu’un bavard, une devise n’est qu’un slogan, politique se change, statistique se fausse, belle alliance se retourne, clair drapeau se ternit, mais un visage humain, ô chat, c’est le soleil et la lune...“ Ce visage qui se retourne vers moi, c’est avec lui que sont mes vrais rapports. Il n’y a plus - et c’est cela, la Toison d’Or - la Corée, les Coréens, singulier et pluriel de la même nuit, mais ces visages
connus.
(Je sais que tu auras l’intelligence -les chats comprennent ces choses - de ne pas me voir ici jouer l’Homme contre l’Histoire, ces H majuscule avec lesquels on se fait chaque matin les muscles de l’entendement, les vrais haltères de l’intellectuel... Mes rapports avec ces visages, avec ces gens connus, je sais qu’ils passent par l’histoire, que pour les aider, pour leur nuire, il est d’autres moyens que pataphysiques. Mais si cette relation implique les Grands Problèmes, c’est affaire entre eux et moi - pas pour la galerie. Au fond de ce voyage, il y a l’amitié humaine. Le reste est silence.)
Je sais aussi que tu ne me demanderas pas, perché sur le fléau de Dieu, de distribuer l’éloge et le blâme, de faire les comptes, et - surtout - de donner des leçons. Cela non plus ne manque pas. Mes amis coréens (et chinois, et soviétiques), vous n’avez pas fini d’en recevoir - des leçons de réalisme politique des honnêtes scribes de la Grande Agonie, des leçons de tolérance sous la robe des Inquisiteurs, et du fond des banques, on vous dira que, vraiment, vous vous attachez trop aux réussites matérielles. L’homme trompé ricanera de la pureté de vos filles, le demi-lettré de l’enfance de votre art, et chacun vous tressera une couronne d’épines avec ses propres échecs. Les temps sont étranges, chat, et rapides. Lewis Carroll avait menti : un fox-terrier erre parmi les signes du zodiaque. Et sur les océans, les grandes baleines disent la gloire du Seigneur, alleluia. Les machines sont à la fête : on les décore - fleurs, plantes vertes, drapeaux, citations. Qu’on leur offre des colliers, des pendentifs, elles deviendraient vaines comme des chouettes. Encore un peu de temps, chat, et à elles de tenir la maison. Encore un peu de temps. Et alors, chat, nous serons leurs chats.

Pyongyang-Paris, 1958"
(p. 139-140)


En 1997, Marker édite son cédérom Immemory. Dans ce dernier, il intègre deux de ces ouvrages alors difficilement trouvables, à savoir Le Dépays et Coréennes. A ce dernier, il ajoute non seulement une nouvelle postface, pour répondre, écrit-il, aux questions légitimes que l'on peut se poser 40 ans plus tard, mais aussi une astérisque au titre de la première postface (lettre au chat G.) :

* Pourquoi tant de mystères ? Et pourquoi avoir privé de son nom, toutes ces années, un bon chat nommé Gédéon, qui habitait l’île Saint Louis et se promenait sur les toits en compagnie de bicyclettes improbables ?

Cette astérisque vise sans aucun doute à répondre une bonne fois pour toute à l'inévitable question, "Mais qui est ce mystérieux chat G. ?"
Réponse markérienne irréfutable : "le chat Gédéon, qui habitait l'île Saint-Louis", que l'amateur éclairé comprendra intelligemment comme un "je ne vous le dirai pas. Jamais... Jamais, jamais, jamais." Et de fait, il ne nous l'a jamais dit.

La véritable identification du chat G. a cependant enfin été résolue grâce à 2 documents parus dernièrement sur le web.
Beaucoup de gens ont immédiatement pensé à des proches de Marker, dont l'initiale du nom était un G., mais aucune certitude jusque là n'avait pu être affirmée ni vérifiée.

Le chat G. n'est en fait autre que le compagnon de route des premiers voyages, dont celui en Corée, à savoir Armand Gatti, aussi connu sous le pseudonyme du "Chat guérillero".

C'est Patrick Straram, écrivain québecquois d'origine française, qui est à la base de cette identification jusque là gardée secrète.
En 1962, il publie un article dans le numéro 22, volume 4, de la revue québecquoise Liberté, intitulé "Resnais à Montréal" (p. 276-282). Après une citation en exergue extraite de ladite (lettre au chat G.), il débute son texte par :

"Puisque j'ai toujours pensé que c'était vous le chat G., et que nous avons beaucoup parlé de vous, et de Marker, comme de Varda et de Demy, je tiens à vous écrire à propos du séjour à Montréal d'Alain Resnais. Vous comprendrez, je crois..."

Et il achève, de même, par:

"Et avant de recommencer quoi que ce soit ou de commencer mon Aventure en question, qu'il faut maintenant que je fasse, je voulais, chat G., vous informer de ce passage d'Alain Resnais à Montréal. Parce que "les histoires que l'on n'a pas racontées se corrompent". Il y a certaines choses qu'il ne faut pas laisser se corrompre. Parce qu'on a les histoires, les camarades, le cinéma, la vie qu'on mérite. Question de n'être pas "hors-jeu". Je vous joue, chat G., et à Resnais, mes saluts. Patrick Straram, Montréal, 23-24 mars 1962".


Cette première mention du chat G. retrouvée, nous nous sommes bien évidemment posé la question de savoir qui était Patrick Straram. Googlelisé, les réponses sont apparues, mais plus encore un nouveau document que nous avons de suite parcouru. Dans le numéro 10-11, volume 2, de la revue québecquoise Parti pris, paru en juin-juillet 1965, Straram revient sur le chat G. et cette fois-ci précise sans équivoque possible de qui il s'agit. Dans l'article intitulé "Nationalité ? Domicile ?", il écrit en toutes lettres:

"La culture c'est une manifestation d'existence dans un contexte donné.  J'ai le temps de méditer cette formule du chat G., Armand Gatti. / Bien sûr, à un Français de passage à Montréal, je ferai entendre Gilles Vigneault et lui demanderai ce qu'il reste des clichés anarchico-démagogiques d'un Léo Ferré [...] (p. 68)"!

Cette assertion d'un contemporain est à prendre telle quelle, même si elle ne peut-être vérifiée.
Libre à chacun de voir dans le chat G. Armand Gatty ou un autre.

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