De "Immemory One" à "Roseware"(1997-1999)
Immemory One - exposition et cédérom (1997)

Immemory, c'est l'autobiographie de Chris Marker.
Produit par le Centre Georges Pompidou, le Musée National d'Art Moderne, le Service nouveaux media et Les Films de l'Astrophore, à Paris, Nosferatu, à Helsinki, et le Centre pour l'image contemporaine de Saint-Gervais, à Genève, ce projet est au départ un cédérom, qui consiste en un immense assemblage de fragments (images, textes et son), que l'utilisateur peut parcourir à sa guise, recréant autant d'histoires (ou biographies) que de parcours.
Comme il le faisait dire par un des protagonistes de Sans Soleil: "la matière électronique est la seule qui puisse traiter le sentiment, la mémoire et l'imagination", mais plus encore c'est dans une interview au journal Libération que Chris Marker s'explique le mieux sur son choix d'un cédérom : "Non seulement le multimédia est un langage entièrement nouveau, mais c'est LE langage que j'attendais depuis que je suis né."
Dans son entretien accordé à Jean-Baptiste Para ("Chris Marker. Le rêve des fuseaux horaires réconciliés. Entretien avec Florence Delay", Europe, n° 1014 (octobre 2013), p. 320), à l'occasion de "Planète Marker", Florence Delay (la voix off de Sans soleil) rappelle que "L'Invention du fils de Leoprepes de Jacques Roubaud avait aidé Marker dans la conception et l'élaboration de son CD-Rom", tout comme ce dernier l'avait précisé en note de son texte introductif à Immemory.
Avant même sa sortie, le Centre Georges Pompidou a proposé une "installation" composée de 3 ordinateurs Macintosh, d'un disque dur externe avec l'application Immemory et d'un chat mural peint, à savoir Guillaume-en-Egypte.
Christine van Assche nous a confirmé par ailleurs, qu'il y avait, au départ, l'idée de réaliser une série de Immemory, d'où le nom originel de Immemory One. Mais les neuf années qu'ont nécessité la réalisation du premier volet, ont eu raison des autres Immemory, et on entraîné la suppression du "One" que l'on trouve dans les documents d'époque. A cela s'ajoute, également l'avènement d'internet qui donna un coup de grâce au support cédérom.
En remplacement de ces multiples Immemory est alors apparu le projet Roseware.
Mais avant cela, notons au passage qu'un certain Guillaume-en-Egypte d'emprunt a filmé en 2008 Immemory de manière linéaire et qu'il a posté ce projet un peu fou et à l'encontre de l'idée première sur youtube, en juin 2017.
Roseware - expérience multimédia (1998-1999)
"Enfin, je descendais dans la cave où mon copain le maniaque s'active devant ses graffiti électroniques. Au fond, son langage me touche parce qu'il s'adresse à cette part de nous qui s'obstine à dessiner des profils sur les murs des prisons. Une craie à suivre les contours de ce qui n'est pas, ou plus, ou pas encore. Une écriture dont chacun se servira pour composer sa propre liste des choses qui font battre le coeur, pour l'offrir, ou pour l'effacer. A ce moment-là, la poésie sera faite par tous, et il y aura des émeus dans la Zone."
Au début du XXe siècle, Laurence Rasel accordera une interview au sujet de Roseware, à l'occasion d'une exposition au Museum for Contemporary Arts d'Anvers.
- Do you think the museum has a role to play in these political and commercial questions?
* * * * *
J’ai autour de moi des centaines de photographies dont la plupart n’ont jamais été montrées (William Klein dit que, à la cadence d’1/50 de seconde par prise, l’œuvre complète du plus célèbre photographe dure moins de trois minutes (Contact, Arte vidéo, vol. 1)). J’ai ces "chutes" qu’un film laisse derrière lui comme des queues de comète. J’ai ramené de chaque pays visité des cartes postales, des coupures de journaux, des catalogues, quelquefois des affiches arrachées aux murs. Mon idée a été de m’immerger dans ce maelstrom d’images pour en établir la Géographie.
Mon hypothèse de travail était que toute mémoire un peu longue est plus structurée qu’il ne semble. Que des photos prises apparemment par hasard, des cartes postales choisies selon l’humeur du moment, à partir d’une certaine quantité commencent à dessiner un itinéraire, à cartographier le pays imaginaire qui s’étend au dedans de nous. En le parcourant systématiquement j’étais sûr de découvrir que l’apparent désordre de mon imagerie cachait un plan, comme dans les histoires de pirates. Et l’objet de ce disque serait de présenter la "visite guidée" d’une mémoire, en même temps que de proposer au visiteur sa propre navigation aléatoire. Bienvenue donc dans "Mémoire, terre de contrastes" – ou plutôt, comme j’ai choisi de l’appeler, Immémoire : Immemory.
"Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir." (Marcel Proust, Du côté de chez Swann)
"Siegfried, l’Or du Rhin, souvenir de Triebschen, des heures joyeuses, Nietzsche écrivant à Rée : nous irons voir danser le cancan à Paris… Mme Wagner aurait pu entendre le Crépuscule des Dieux sans trouble. Elle pleurait à la Marche des Rois. » (Carte Blanche).
La structure d’Immemory ? Difficile pour un explorateur de dresser la carte d’un territoire en même temps qu’il le découvre… Je ne peux guère que montrer quelques outils d’exploration, ma boussole, mes lorgnettes, ma provision d’eau potable. En fait de boussole, je suis allé chercher mes repères assez loin dans l’histoire. Curieusement, ce n’est pas le passé immédiat qui nous propose des modèles de ce que pourrait être la navigation informatique sur le thème de la mémoire. Il est trop dominé par l’arrogance du récit classique et le positivisme de la biologie. "L’Art de la Mémoire" est en revanche une très ancienne discipline, tombée (c’est un comble) dans l’oubli à mesure que le divorce entre physiologie et psychologie se consommait. Certains auteurs anciens avaient des méandres de l’esprit une vision plus fonctionnelle, et c’est Filipo Gesualdo, dans sa Plutosofia (1592), qui propose une image de la Mémoire en termes d'"arborescence" parfaitement logicielle, si j’ose cet adjectif (je l’ose). Mais la meilleure description du contenu d’un projet informatique comme celui que je prépare, je l’ai trouvée chez Robert Hooke (l’homme qui a pressenti, avant Newton, les lois de la gravitation, 1635-1702):
"Je vais maintenant construire un modèle mécanique de représentation sensible de la Mémoire. Je supposerai qu’il y a un certain endroit ou point dans le Cerveau de l’Homme où l’Âme a son siège principal. En ce qui concerne la position précise de ce point, je n’en dirai rien présentement et je ne postulerai aujourd’hui qu’une chose, à savoir qu’un tel lieu existe où toutes les impressions faites par les sens sont transmises et accueillies pour contemplation ; et de plus que ces impressions ne sont que des mouvements de particules et de Corps." (Je dois cette citation, entre autres trésors, au merveilleux petit livre de Jacques Roubaud: L’Invention du fils de Leoprepes).
Autrement dit, lorsque je proposais de transférer les régions de la Mémoire en termes géographiques plutôt qu’historiques, je renouais sans le savoir avec une conception familière à certains esprits du XVIIe siècle, et totalement étrangère à ceux du XXe siècle (Le linguiste allemand Harald Weinrich introduit une idée subtile, celle de la "guerre entre la mémoire et la raison" où la philosophie des Lumières aurait consacré le triomphe de la seconde. "Emile ne doit plus rien savoir par coeur").
De cette conception découle la structure du disque, découpé en "zones" dont l’exemple cité au début, celui de la madeleine devenue Madeleine, peut permettre d’esquisser une topographie. Le "point" Madeleine (pour parler comme Hooke) se trouve à l’intersection des zones Proust et Hitchcock. Chacune d’elles à son tour recoupe d’autres zones qui sont autant d’îles ou de continents dont ma mémoire contient les descriptions, et mes archives l’illustration. Bien entendu ce travail ne constitue nullement une autobiographie, et je me suis autorisé toutes les dérives, mais quitte à étudier le fonctionnement de la mémoire, autant se servir de celle qu’on a toujours sur soi.
Mais mon vœu le plus cher est qu’il y ait ici assez de codes familiers (la photo de voyage, l’album de famille, l’animal-fétiche) pour qu’insensiblement le lecteur-visiteur substitue ses images aux miennes, ses souvenirs aux miens, et que mon Immémoire ait servi de tremplin à la sienne pour son propre pèlerinage dans le Temps Retrouvé."
Cartel développé - Centre Georges Pompidou (Christine van Assche)
Immemory One, 1997
Chris Marker
Installation multimédia
Edition 1/1 - 1 disque dur 34 Mo, 3 ordinateurs Macintosh, chat papier plastifié, couleur, son (fr. et angl.)
Production Centre Pompidou/MNAM (Christine Van Assche), Les Films du Jeudi (Laurence Braunberger) et les Films de l'Astrophore (Françoise Widhoff).
Collection Centre Pompidou, MNAM, Service Nouveaux Médias. AM 1997-253.
Chris Marker a conçu Immemory d'abord comme un CD-Rom, ensuite comme une installation interactive, à partir de son patrimoine musical, textuel, photographique. "Mon hypothèse de travail était que toute mémoire un peu longue est plus structurée qu'il ne semble. Que des photos prises apparemment par hasard, des cartes postales choisies selon l'humeur du moment, à partir d'une certaine quantité commencent à dessiner un itinéraire, à cartographier le pays imaginaire qui s'étend au-dedans de nous".
Plusieurs années de travail (9 ans en tout) ont permis de créer la structure composée de huit zones principales (cinéma, photo, guerre, poésie, mémoire, voyage, musée, X-Plugs), elles-mêmes décomposées en zones secondaires, le tout veillé par son célèbre chat Guillaume. Pour l'auteur, ce projet n'a cependant jamais constitué une autobiographie: "Je me suis autorisé toutes les dérives, mais quitte à étudier le fonctionnement de la mémoire, autant se servir de celle qu'on a toujours sur soi. […] Mais mon vœu le plus cher est qu'il y ait ici assez de codes familiers (la photo de voyage, l'album de famille, l'animal-fétiche) pour qu'insensiblement le lecteur-visiteur substitue ses images aux miennes, ses souvenirs aux miens, et que mon Immémoire ait servi de tremplin à la sienne pour son propre pèlerinage dans le Temps Retrouvé".
A noter que l'adresse originale des Xplugs (dossier de presse de Level Five (1996) n'est plus active:
http://www.his.com/~maaland/O.W.L.
Bibliographie
- * Raymond BELLOUR, "Le livre à venir: les "bricolages" de Chris Marker", Le monde, n° n/a (15/12/1994), p. n/a
- * Raymond BELLOUR, "Le siècle du cinéma", Le monde, n° n/a (01/1995), p. n/a; traduction: (DE) in Birgit KÄMPER / Thomas TODE (éd.), Chris Marker, Filmessayist, Munich : Institut Français / CICIM, 1997, p. 331-333
- Raymond BELLOUR / Laurent ROTH, Qu'est-ce qu'une madeleine ? À propos du cédérom Immemory de Chris Marker, Paris : Centre Georges Pompidou / Yves Gevaert Éditeur, 1997, 158 p.; traduction : (ES) R.B., "El libro, ida y vuelta", in Nuria Enguita MAYO / Marcelo EXPOSITO / Esther Regueira MAURIZ (ed.), Chris Marker : retorno a la inmemoria del cineasta, Valencia: Ediciones de la Mirada, 2000, p. 55-85
- (DE) Birgit KÄMPER, "Das Bild als Madeleine - Sans soleil und Immemory", in Birgit KÄMPER et Thomas TODE (éd.), Chris Marker, Filmessayist, Munich : Institut Français / CICIM, 1997, p. 143-159
- * Jean-Michel FRODON, "Voyage avec le chat Guillaume", Le monde, n° n/a (04/07/1997), p. n/a
- * Thierry JOUSSE, "Trois vidéos et un CD-ROM autour de Chris Marker", Cahiers du cinéma, n° 515 (07/1997), p. 6
- * (DE/GB) Paul SZTULMAN, "Chris Marker", dans Kurzführer (guide) Dokumenta X, [Ostfildern-Ruit] : Cantz, 1997, p. 142-143
- (DE) Comm., "CD-ROM aus einem Versuchslabor. Zwei Rahmenveranstaltungen in der Kunsthalle", Freiburger Nachrichten (CH), n° 111 (14/05/1998), p. 3 (web)
- Annick RIVOIRE, "Tranche d'immémoire. Un périple lumineux entre souvenir et oubli : Immemory, le CD-Rom du cinéaste Chris Marker, achevé depuis plus d'un an, est enfin mis en vente", Libération, n° n/a (08/01/1999), p. n/a (web)
- Annick RIVOIRE, "Interview: «Ne cherchez pas là-dedans une autobiographie déguisée». Amadoué par des cyberfélins, Chris Marker a confié à son chat Guillaume le soin de parler avec nous", Liberation, n° n/a (08/01/1999), p. n/a (web)
- Réal LA ROCHELLE, "Chris Marker en CD-ROM: Immemory", 24 images, n° 96 (printemps 1999), p. 30-31 (web)
- (ES) Nuria Enguita MAYO / Marcelo EXPOSITO / Esther Regueira MAURIZ (ed.), Chris Marker : retorno a la inmemoria del cineasta, Valencia: Ediciones de la Mirada, 2000:
- Marcelo EXPOSITO, "Ninguna memoria sin imágenes (que tiemblan), ningún futuro sin rabia (en los rostros). Breves itinerarios sugeridos por la figuras de la memoria y el espectador a propósito de Chris Marker e Immemory", p. 17-34
- Laurence RASSEL, "Roseware", p. 87-88
- (ES) SANTOS ZUNZUNEGUI, "El coleccionista y el explorador : a propósito de Immemory (Chris Marker, 1997)", Litoral, n° 236 (2003), p. 300-304 (web)
- (GB) Michael WOOD, "Chris Marker's Immemory", Artforum, n° n/a (02/2003), p. n/a (web)
- (GB) Kent JONES, "Time immemorial: Chris Marker's maiden voyage into the uncharted waters of CD-ROM", Film comment, vol. 39, n° 4 (07-08/2003), p. 46-47 (web)
- Laurence ALLARD, "Le spectacle de la mémoire vive, à propos des créations numériques de Chris Marker (Level Five et Immemory)", in Philippe DUBOIS (dir.), Théorème 6. Recherches sur Chris Marker, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 2006, p. 132-140
- (GB) Erika BALSOM, "Qu'est-ce qu'une madeleine interactive ?: Chris Marker's Immemory and the possibility of a digital archive", e-media Studies, vol. 1, n° 1 (2008), en ligne (web)
- (ES) Wolfgang BONGERS, "Cine expandido en la era de memorias erráticas. Apuntes sobre Immemory de Chris Marker", in Ricardo GREENE / Ivan PINTO (ed.), La zona Marker, Santiago de Chile (Chile): Ediciones FIDOCS, 06/2013, p. 153-163 (web)
- Sylvano SANTINI, "Vitesse et mémoire. Exploration actuelle d'Immemory de Chris Marker" (Architectures de mémoire, colloque organisé par LABEX-ARTS-H2H / Laboratoire NT2 / Figura, le Centre de recherche sur le texte et l'image. Paris, Archives nationales, 18/11/2015) : vidéo en ligne web)
- Thomas TODE, "A crack in time : le CD-ROM Immemory", in Ramond BELLOUR / Jean-Michel FRODON / Christine Van Assche (dir.), Chris Marker (cat. expo. Chris Marker, les 7 vies d'un cinéaste, Cinémathèque française, 03/05-29/07/2018), Paris : La Cinémathèque française, 05/2018, p. 338-343